La difficile équation de la sobriété numérique
La sobriété numérique vise à minimiser l’impact environnemental lié à notre usage du numérique. Un concept qui se heurte pourtant à de nombreux défis.
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Shein se lance sur le marché de la seconde main en France. C'est en tout cas l'information révélée par le journal Les Échos en juin dernier. Avec sa plateforme Shein Exchange (déjà disponible aux États-Unis), la mastodonte de la fast fashion - voire ultra fast fashion - entend ainsi redorer un peu sa réputation, mise à mal par les multiples accusations portant sur l'impact environnemental de son activité.
Shein est cependant loin d'être un cas isolé. La fast fashion fait beaucoup parler d'elle ces temps derniers, et pour cause : rares sont les marques qui peuvent se revendiquer comme n'appartenant pas à ce segment très prisé (et critiqué) de l'industrie textile. Segment à l'encontre duquel des pays tels que la France entendent toutefois légiférer.
De manière plus générale, le marché de l'industrie textile est colossal. Selon Statista, en 2022, le chiffre d'affaires de l'habillement à l'échelle mondiale a atteint 1 530 milliards de dollars. Et si certains acteurs de ce secteur se mobilisent eux aussi pour tenter de faire évoluer les pratiques sur le plan de l'éco-responsabilité, force est de constater que les magasins de fast fashion ne désemplissent pas, en dépit de toutes les critiques.
Comment l'expliquer ? Qu'est-ce que la fast fashion exactement ? De quelle façon se traduit-elle ? Quels sont ses avantages ? Ses conséquences ? La fast fashion est-elle aussi irrécupérable qu'on le dit ?
Nos réponses ci-dessous.
Via le renouvellement quasi constant des collections, la fast fashion vise à créer un sentiment d'urgence chez le consommateur, induisant à son tour une surconsommation des produits proposés à la vente.
La cadence de production d'enseignes comme Shein est telle qu'on parle désormais d'ultra fast fashion. Selon Les Amis de la Terre, environ 7 200 nouvelles références sont ajoutées chaque jour sur le site internet du géant chinois. Le maximum enregistré étant de 10 800 références par jour. À titre comparatif, c'est en moyenne 900 fois plus qu'une enseigne française traditionnelle.
Le problème, c'est que la plupart des enseignes vestimentaires que nous côtoyons appartiennent au segment de la fast fashion. Pour les repérer, il suffit d'observer la vitesse à laquelle leurs collections sont renouvelées.
Ci-après quelques exemples de la manière dont la fast fashion s'illustre :
Selon l'ADEME, plus de 100 milliards de vêtements sont vendus chaque année dans le monde. Une production synonyme d'un million d'emplois à l'échelle mondiale... Mais aussi de 4 milliards de tonnes de CO2e par an. Un parallèle qui illustre bien l'une des problématiques posées par la fast fashion.
D'après les prévisions de Statista, la valeur du marché de la fast fashion passera de 106 milliards en 2022 à plus de 136 milliards de dollars en 2024. C'est dire si ce dernier est lucratif.
D'ailleurs, en juin 2024, le journal Les Échos annonçait que Shein était sur le point de publier un projet d'entrée à la bourse de Londres pour 60 milliards d'euros. Une nouvelle qui n'était pas véritablement une surprise, quand on sait que l'entreprise a enregistré 23 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2022.
Le modèle de la fast fashion s'est développé en parallèle de la mondialisation. Même s'il n'existe aucune date précise, on estime que les prémices de ce dernier sont apparus dans le courant des années 70-80. Avant cette date, l'achat régulier de nouveaux vêtements était l'apanage des foyers les plus aisés. C'est d'ailleurs en vue de démocratiser cet accès que les futures enseignes de fast fashion sont apparues.
À ce moment-là, nous étions encore loin de la fast fashion telle que nous la connaissons aujourd'hui. Même les enseignes qui évolueraient plus tard vers ce modèle ne proposaient que deux collections par an (printemps-été et automne-hiver).
La fast fashion est officiellement apparue dans les années 90, par l'intermédiaire d'enseignes telles que Zara. La recette de son succès ? Fabriquer des vêtements inspirés de modèles haut de gamme, à un prix accessible au plus grand nombre. Le fondateur de Zara, Amancio Ortega, avait ainsi longuement mûri sa réflexion.
Première cause de pollution ? La composition des vêtements, pour laquelle le polyester se taille la part belle (60,5 millions de tonnes en 2021).
Croyez-le ou non, mais il est probable que vous portiez en ce moment même... du pétrole. 70 % des fibres synthétiques produites dans le monde sont issues du pétrole. Outre le fait que ce n'est pas très ragoutant, le recours au pétrole pose deux soucis majeurs :
70 millions de barils de pétrole sont nécessaires pour produire 40 millions de tonnes de polyester chaque année.
Qui des matières végétales alors ? Malheureusement, le bilan du coton est très nuancé. Principale culture consommatrice de pesticides au monde, elle implique aussi un recours massif aux engrais - synonyme de pollution des nappes phréatiques et des cours d'eau, lesquels voient leurs écosystèmes perturbés.
Selon le guide de Zero Waste France, les pesticides utilisés dans la culture du coton sont à l'origine du décès de 22 000 personnes chaque année.
Pour ne rien arranger, la culture du coton nécessite une grande quantité d'eau, puisée dans les rivières, les lacs, etc. Une pratique qui va se voir de plus en plus mise à mal par les épisodes de canicule et de sécheresse.
La viscose et le lyocell sont des matières obtenues à partir de cellulose de maïs, de bambou, de soja ou encore d'eucalyptus.
Le bon point ? Elles sont biodégradables. Le mauvais ? Leur fabrication implique l’utilisation de produits toxiques à l'image de l’hydroxyde de sodium, de l’acide sulfurique et du disulfure de carbone.
Le souci posé par cette catégorie est moins environnemental qu'animal. On distingue différents types de matières animales :
Utilisées depuis la nuit des temps pour certaines d'entre elles, ces matières font aujourd'hui l'objet d'une exploitation intensive. Il en va donc de même pour les animaux.
Quid de leur traitement et de leurs conditions d'élevage ? C'est toute la problématique, car les méthodes demeurent méconnues dans certaines régions (à l'image de la Chine), quand elles ne sont pas déjà décriées (comme en Australie).
Au stade de la fabrication, c'est la teinture qui pose le plus problème. Plus spécifiquement encore, les produits utilisés pour teinter nos vêtements :
Ultra-toxiques, ces substances posent problème bien au-delà du moment où elles sont utilisées au sein des usines de fabrication. Car lors du passage de nos vêtements en machine, celles-ci sont transportées par l'eau. Toujours selon l'ADEME, 20 % de la pollution des eaux serait imputable à la teinture et au traitement des textiles.
Depuis 2007, en Europe, la réglementation REACH permet de limiter l'utilisation des constituants chimiques. Malheureusement, les pays en voie de développement n'ont aucun encadrement à ce niveau.
Un cocktail synonyme de recours massif au traffic aérien, pourtant lui-même synonyme d'une empreinte carbone considérable.
Et les choses ne semblent pas en voie de s'arranger. En cause ? La question pécuniaire. Aujourd'hui, les pays d’Asie proposent des prix défiant toute concurrence en matière de fabrication textile. Il est plus rentable de produire des vêtements à l'autre bout du monde et de les importer, plutôt que de les faire fabriquer localement (en Europe notamment).
Les substances toxiques précédemment évoquées ne sont pas les seules à poser problème au moment du lavage de nos vêtements. Microparticules de nylon, de polyester, d'élasthanne ou encore d'acrylique... Autant de polluants qui échappent aux filtres des stations d'épuration et terminent droit dans l'océan.
À titre informatif, les lessives peuvent s'avérer très polluantes elles aussi. Tout particulièrement si elles contiennent des parfums (allergènes de surcroît) et des substances à l'image des tensio-actifs.
La question du traitement des articles de fast fashion est d'autant plus cruciale que ces derniers terminent rapidement à la déchetterie. Entre invendus et pièces peu portées ou rapidement usées, le gâchis serait estimé à 4 millions de tonnes de textiles par an - rien qu'en Europe.
À date, le recyclage n'est pas encore un réflexe : 80 % des habits sont simplement jetés à la poubelle et 20 % recyclés.
Le désert d'Atacama au Chili illustre tristement le désastre engendré par tout ce prêt-à-porter invendu ou jeté. Jonché par près de 40 000 tonnes d'habits, il est l'un des plus grands cimetières de fast fashion du monde. Or, comme dans toute déchetterie à ciel ouvert, les produits se dégradent et finissent par polluer les sols.
Bien sûr, des initiatives fleurissent en France : certaines marques échangent des habits usagés contre des bons de réduction, et des associations les reprennent gratuitement pour leur offrir une seconde vie. En 2016, 210 000 tonnes de textiles et de chaussures ont ainsi été triés.
De même, l'Union européenne travaille à un projet de proposition pour interdire la destruction des vêtements invendus. Dans le cas où elle serait acceptée, la proposition devrait intégrer les nouvelles « exigences d'écoconception » déterminées par l'UE.
Même si l'industrie de la mode crée 1 million d'emplois dans le monde, les conditions de travail sont loin d'être idéales.
En 2013, l'effondrement du Rana Plaza - ayant tué près de 1 200 personnes - a tristement illustré le désintérêt affiché pour la sécurité des employés. Située au Bangladesh, cette usine de production insalubre abritait les ateliers de plusieurs marques de vêtements. Cet événement dramatique a d'ailleurs été à l'origine de la loi française relative au devoir de vigilance.
Citons également le cas du travail forcé du peuple des Ouïghours en Chine, qui a fait l'objet d'un scandale d'envergure.
NB : pour se faire une idée, d'après le site Statista, le prix d'un t-shirt produit en Inde et vendu 29 euros se décompose comme suit (voir tableau).
Bénéficiaire | Bénéfice |
---|---|
Magasin | 17 euros |
Marque | 3,61 euros |
Matières premières | 3,40 euros |
Transport | 2,19 euros |
Différents intermédiaires | 1,20 euros |
Usine indienne | 1,15 euros |
Frais généraux | 27 centimes |
Travailleur | 18 centimes |
Les individus ignorant tout des dégâts causés par la fast fashion sont de moins en moins nombreux. Largement médiatisé, ce sujet est devenu l'un des emblèmes de la lutte contre la surconsommation.
Et pourtant : du 4 au 8 mai 2023, une boutique éphémère du magasin Shein a ouvert ses portes à Paris. Boutique qui n'a pas désempli. En dépit de tout, les clients de Shein (et autres marques de fast fashion, voire ultra fast fashion) sont légion. Alors, comment l'expliquer ?
S'il serait injuste de mettre toutes les marques de prêt-à-porter dans le même panier, force est de constater que certaines d'entre elles demeurent obnubilées par les questions de croissance et de chiffre d'affaires. En témoignent les injonctions à consommer qui nous assaillent de toutes parts. Sur les réseaux sociaux, les cibles les plus jeunes font l'objet d'un matraquage quasi permanent de publicités qui les poussent à vouloir toujours plus.
Et la méthode n'a rien d'hasardeuse : elle repose sur la science et les connaissances dont nous disposons aujourd'hui quant au fonctionnement de notre cerveau.
En bref, les mécanismes qui sous-tendent notre tendance à la surconsommation reposent sur l'exploitation d'une zone du cerveau appelée "striatum".
Est-ce à dire qu'il est impossible de lutter contre ces injonctions à consommer ? Heureusement, la réponse est "non".
En revanche, parvenir à résister à ces injonctions que nous savons synonymes de plaisir implique d'éduquer, de sensibiliser et aussi de protéger. Car une fois encore, les populations les plus jeunes constituent des cibles de choix. À un âge où la quête d'identité et le souhait d'acceptation au sein du groupe sont prégnants, des modèles comme ceux de la fast fashion ont de quoi prospérer. A fortiori quand les réseaux sociaux et les influenceurs/influenceuses se font les ambassadeurs de ces produits.
Les prix proposés par la fast fashion et l'ultra fast fashion défient toute concurrence. Ils jouent un rôle capital dans l'attractivité de ces modèles. Et là encore, les jeunes apparaissent comme une cible privilégiée, compte tenu du niveau de leurs revenus. Bien souvent ce qui se trouve à hauteur de l'argent de poche d'un adolescent ou d'un étudiant - voire du salaire d'un jeune actif - est de mauvaise qualité.
Toutefois, l'importance de cette variable financière s'applique également aux autres classes d'âge. Inflation ou non. Sincèrement, que ceux qui ne se sont jamais réjouis de faire une bonne affaire lèvent la main...
Or, même au sein du milieu de la fast fashion, la guerre fait rage. Un objectif : être la marque qui proposera le prix le plus bas et vendra donc le plus. À cet égard, les chiffres sont édifiants : selon Statista, en 2022 aux États-Unis, le prix moyen d'un vêtement d'extérieur était de :
Aujourd'hui, rares sont les marques qui ne renouvellent pas leur collection plusieurs fois par saison. Et toutes ces marques font partie de notre paysage quotidien. Nous nous sommes habitués à elles, ainsi qu'à leur offre éphémère. Et nous nous sommes habitués à débourser de moins en moins d'argent pour obtenir tel et tel article. De même que nos enseignes de prêt-à-porter se sont habituées à fonctionner sur ce modèle.
Jusqu'à ce que nous soyons rattrapés par les contraintes physiques de notre monde (ou par les conséquences du réchauffement climatique), il est plus facile de continuer à faire comme nous avons l'habitude de faire. Car la transition écologique de notre société implique de tout revoir du sol au plafond, tous secteurs d'activité confondus. Autant dire que les défis sont nombreux et que l'étape de la transition vers un modèle durable s'annonce ardue. Et ce discours n'a rien d'attrayant pour l'immense majorité d'entre nous. Car à ces challenges s'ajoute une forme de saut dans l'inconnu.
Le 4 mars 2024, une proposition de loi visant à pénaliser la fast fashion a été examinée en commission à l'Assemblée Nationale en France, avant d'être officiellement adoptée le 14 mars.
Porté par le groupe Horizons, le texte ambitionne notamment :
NB : de nature ouvertement promotionnelle, les vidéos d'influenceurs ou influenceuses relatives au déballage de colis de fast fashion pourraient également faire l'objet de cette proposition de loi. De la même manière, les plateformes en ligne qui mettent en relation vendeurs et acheteurs seront sans doute visées.
Pour l'heure cependant, le texte doit encore passer par le Sénat. En outre, l'application de cette loi à proprement parler demeure suspendue à un dernier point : la précision chiffrée des seuils au-delà desquels une entreprise sera considérée comme appartenant ou non au secteur de la fast fashion. Cette décision sera rendue par décret du gouvernement dans les mois à venir.
À plus ou moins brève échéance, le modèle de la fast fashion semble condamné par une conjonction de différents facteurs.
Premier problème : l'épineuse question posée par l'exploitation des énergies fossiles. Contrairement à ce qui est parfois dit, les réserves d'énergies fossiles (même si leur niveau est sujet à discussion) sont encore considérables. De fait, les investissements dans ce secteur d'activité permettent aujourd'hui d'aller chercher du pétrole dans des endroits autrefois jugés inaccessibles. Pour autant, cela ne change rien au fait que l'exploitation intensive des énergies fossiles est en train de modifier le climat de la planète au point de nous menacer nous-mêmes (sans parler de l'ensemble des écosystèmes mis en péril). L'équation a beau être lucrative, apparaîtra-t-elle toujours aussi rentable sur le temps long, avec la multiplication des désastres inhérents au changement climatique, lesquels impacteront non seulement nos sociétés mais aussi nos entreprises et leur viabilité ?
Dans l'optique d'un arrêt - même progressif - de l'usage des énergies fossiles, les dérivés du pétrole présents dans la plupart des vêtements de fast fashion disparaîtront donc, eux aussi. De la même façon, il ne sera plus possible de recourir massivement à l'importation en provenance des pays où la main d'œuvre est la moins chère.
En outre, même les matériaux non dérivés du pétrole vont faire face à des problématiques majeurs. Si l'eau vient à manquer sur Terre - ce qui est d'ores et déjà une certitude - arroser un champ de coton pour produire des t-shirts demeurera-t-il une priorité absolue ? Il y a fort à parier que non. Vraisemblablement, la priorité sera donnée aux domaines jugés vitaux - la production de nourriture ou notre hydratation pure et simple.
D'un mot : oui, l'équation de la fast fashion est menacée. Cela signifie-t-il que les enseignes de fast fashion le sont aussi ? Nous l'avons vu précédemment : certaines d'entre elles ont progressivement évolué vers ce modèle de production intensif. Pourraient-elles donc opérer le cheminement en sens inverse ?
Peut-être. Malheureusement, si la production et la consommation de vêtements viennent à décroître dans les décennies à venir, il se pourrait que le marché devienne trop restreint pour un tel nombre d'enseignes.
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